Altruisme

Résumé de l’article « ALTRUISME » de la Stanford Encyclopedia of Philosophy.

1. Qu’est-ce que l’altruisme ?

L’altruisme consiste à agir dans le but de faire du bien à autrui ou de lui éviter un mal.

Il est possible qu’une action altruiste soit également fondée sur l’intérêt personnel, si on partage des intérêts communs avec autrui. On peut alors parler « d’altruisme mixte. » En l’absence de motivation fondée sur l’intérêt personnel, on peut parler « d’altruisme pur ». Néanmoins, l’absence d’intérêt personnel n’implique pas nécessairement une perte. L’altruisme pur n’est donc pas nécessaire une abnégation.

Un individu pourrait donc refuser de sacrifier son intérêt personnel tout en étant altruiste. Mais il s’agirait d’un « altruisme faible ». Au contraire, un « altruisme fort » implique d’accepter un sacrifice.

Tout action morale n’est pas nécessairement altruiste. On peut accomplir un devoir sans viser le bien d’autrui. On peut même envisager des devoirs allant contre le bien d’autrui (par exemple, une mère qui s’abstient de donner de précieux conseils à son fils par respect pour son autonomie). Le plus souvent, on est altruiste envers ceux pour qui nous avons un attachement sentimental, ou envers qui nous ressentons de la gratitude. Mais on peut aussi agir de façon altruiste sur la base du besoin de celui qui en bénéficie, celui-ci pouvant être étranger. La motivation altruiste ne suffit pas à rendre un acte moral, car les conséquences de cet acte pourraient être contraires à celles attendues.

Un acte altruiste est motivé par une certaine idée du bien-être d’autrui. Il faut donc se faire une idée de la nature du bien-être et des moyens pour y parvenir. Mais l’altruisme doit être intentionnel. Un professeur qui enseigne une discipline qu’il aime sans intérêt pour le bien de ses élèves n’est pas altruiste. A contrario, un professeur qui enseigne une discipline dans l’intérêt de ses élèves est altruiste, même si ces derniers ne perçoivent pas leur propre intérêt.

2. L’altruisme existe-t-il ?

Selon « l’égoïsme psychologique », toute action humainement est ultimement motivée par l’intérêt personnel, jamais par le bien d’autrui. C’est la version forte de l’égoïsme psychologique. Selon une version faible, l’altruisme ne serait jamais pur. Selon une autre version faible, nous n’accepterions jamais le moindre sacrifice.

Pour défendre une forme d’égoïsme psychologique, on pourrait avancer sa propre observation des motivations et comportements humains. Mais il est tout aussi possible d’opposer une observation contraire, surtout si on pense soi-même agir par altruisme. Pour répondre à cette critique, on pourrait faire appelle à des études empiriques : cela suppose que les sujets étudiés étaient égoïstes, et de plus que cela peut être généralisé à tous les hommes. De fait, les études empiriques jettent plutôt un doute sur l’égoïsme psychologique, même si le débat se poursuit (voir Batson 2011 ; Stich et al. 2010).

On pourrait proposer un argument a priori en faveur de l’égoïsme psychologique : ce qui nous motive est toujours un désir, or tous les désirs répondent à un besoin personnel, par conséquent toutes les actions humaines répondent à un besoin personnel. Les actions prétendument altruistes ne seraient qu’un moyen pour satisfaire un besoin personnel (par exemple, le besoin de reconnaissance). Pourtant, d’une part, de nombreux désirent ne visent pas à satisfaire un besoin personnel. Par exemple, on peut désirer que ses enfants soient épanouis même après sa propre mort, alors que je n’aurais plus aucun bénéfice. Le désir porte sur le bien-être des enfants, non le sien, alors qu’on ne sera plus. Il se peut même que ce bien-être futur implique un sacrifice présent. D’autre part, il faudrait mieux définir le désir. S’il sert à désigner tout ce qui motive, alors l’argument est tautologique : tout ce qui motive est tout ce qui motive. Pourtant, on peut parfois avoir des motivations contraires à nos désirs, on peut agir par devoir et contre nos désirs. On peut aider une personne désagréable, par devoir, alors que cela nous met en retard et peut nous causer de l’ennui et de l’inconfort.

L’égoïsme psychologique peut plus modestement défendre que l’altruisme n’est jamais pur. Chaque fois que nous agissons, il y a aussi un intérêt personnel. Il n’y a pas d’argument a priori en faveur de cette thèse. Mais elle est difficile à réfuter. Peut-être avons-nous des motivations inconscientes qui sont intéressées. Concernant l’égoïsme psychologique selon lequel nous n’accepterions jamais de nous sacrifier, il n’y a pas non plus d’argument a priori en sa faveur. Il faudrait un argument a posteriori généralisant une observation du comportement humain. Mais nous n’avons aucune raison de supposer que le comportement humain est si uniforme dans sa motivation. Il est beaucoup plus plausible que les motivations varient beaucoup d’un individu à l’autre. Certaines personnes sont très altruistes et d’autres très peu altruistes.

A contrario, on pourrait aussi se demander s’il existe une chose telle que l’égoïsme. Il n’est pas facile de trouver des individus qui prétendent n’agir que dans leur intérêt. Et s’ils le prétendent, est-ce réellement le cas ? Comment être sûr qu’ils n’ont jamais de motifs altruistes ? Une grande partie de nos actions ont des conséquences sur autrui et nous nous soucions dans une certaine mesure d’autrui. Et si nos motivations ultimes incluaient une part d’altruisme ? On pourrait soutenir l’hypothèse farfelue selon laquelle l’altruisme est notre motivation fondamentale. Cette thèse est l’équivalent contradictoire de l’égoïsme fort. Pourquoi soutenir l’une plutôt que l’autre ? Les deux s’avèrent assez douteuses, le mélange de motivations paraît plus crédible.

3. Le Soi et les autres : quelques alternatives métaphysiques radicales

Il paraît intuitif qu’il soit plus difficile de se convaincre des motifs altruistes qu’égoïstes. Les motifs égoïstes n’ont pas besoin de justification. On ne cherche pas à se convaincre qu’on devrait prendre soin de soi. Au contraire, nous avons naturellement besoin de nous convaincre de l’intérêt du bien-être des autres. Une réponse est que cette asymétrie est illusoire parce que la distinction entre soi et les autres est illusoire.

Parfit soutient par exemple qu’autrui ne nous est pas plus différent, que nos différentes étapes de la vie passées et futures diffèrent de nous. Le Moi enfant, adulte et vieillard sont des personnes différentes. Si je m’inquiète du Moi futur, pourquoi ne pas m’inquiéter des autres présents ?

Hume constate que si nous cherchons en nous le « Moi », nous ne trouvons qu’une diversité de pensées, aucune n’étant le « Moi ».

Une troisième réponse consiste à dire que les êtres humains ne sont pas des individus isolés, autosuffisants et pleinement réels. Nous sommes des êtres sociaux, parties d’une unité sociale plus large, comme les organes d’un corps. [Note perso : il s’agit précisément du concept de « solidarité »].

4. Pourquoi se soucier des autres ?

(1) L’eudémonisme : La première approche affirme que nous devons être altruistes parce qu’il est dans notre intérêt de l’être. C’est une position souvent attribuée aux philosophes anciens (Platon, Aristote, Stoïcisme, Epicurisme). Selon Aristote, nous agissons toujours en vue d’un bien, certains étant moyens d’autres biens, il doit y avoir un bien ultime, appelé « bonheur », « bien-être » ou « épanouissement » (eudaimonia). Ce bonheur n’est pas égoïste, il n’exclut pas autrui, puisqu’il inclut le bien commun (le bien de la communauté politique) et une véritable amitié. Pour Aristote, le bonheur consiste dans le développement de soi, y compris de ses facultés morales, donc de la justice et de la générosité. C’est à la fois bon pour les autres et pour soi. Pour Aristote, l’altruisme est donc toujours accompagné de motifs intéressés. Mais cela peut paraître insuffisamment altruiste, s’il n’est pas prêt à se sacrifier. L’eudémonisme ne reconnaît pas suffisamment les intérêts d’autrui, il ne considère pas suffisamment autrui pour lui-même. Pour autant, l’eudémonisme n’est pas a rejeté, il offre au moins une bonne raison d’être une bonne personne.

(2) Le rationalisme : La seconde approche, issue de la philosophie moderne, considère que la morale n’est pas égocentrique mais fondée sur une raison impartiale et impersonnelle. La raison adopte une perspective divine et met de côté les biais émotionnels en notre faveur, en faveur de nos amis ou de notre communauté (Kant, Bentham, Mill, Sidgwick). On peut caractériser de plusieurs façons l’impartialité. Les utilitaristes considèrent que l’on doit maximiser le plaisir total, calcul dans lequel aucun individu n’a plus de poids ou d’importance qu’un autre. Les conséquentialistes suivent le même raisonnement en préférant le bien au plaisir. Une autre forme d’impartialité considère plutôt un ensemble de règles ou de normes universelles : on doit faire dans une situation donnée ce que tout homme devrait faire, sans exception. Prenons un exemple : vous devez choisir entre sauver un ami et un groupe d’étrangers. Pour l’utilitariste, le calcul penche en faveur du sauvetage du groupe d’étrangers. Mais du point de vue déontologique, il se peut que tout homme devrait suivre la règle selon laquelle il doit sauver son ami. Un conséquentialiste pourrait admettre qu’on se soucie en priorité de son propre bonheur : on se connaît mieux soi-même, ses propres besoins, on y répond plus aisément, il serait donc logique que chacun se soucie de lui-même en priorité, en adulte autonome qu’il est. Mais au lieu de cela, le conséquentialisme considère chacun également responsable de tous. Il ne prend pas au sérieux l’idée d’une division du travail selon laquelle chacun est responsable de soi et des siens. En revanche, l’interprétation plus faible de l’impartialité permet cette division du travail. On peut obéir à la règle selon laquelle on doit aider un étranger, à condition que cela ne soit pas trop contraignant. Le sacrifice peut accepter certaines limites afin de pouvoir remplir également sa responsabilité de chercher son propre bien. Nous sommes libres de nous sacrifier volontairement, mais cela n’est pas exigé, sauf circonstances exceptionnelles (guerres, catastrophes, urgences, etc.).

Il faut noter encore une autre conception de l’impartialité, proposée par Thomas Nagel. Dans La possibilité de l’altruisme (1970), il cherche à saper à la fois l’égoïsme psychologique fort et sa version normative (qui soutient qu’on ne devrait pas se préoccuper directement du bien d’autrui). La préoccupation indirecte, accorde l’égoïste, peut être justifiée, car le bien des autres peut contribuer à son propre bien, ou il peut arriver qu’on ait un attachement sentimental envers les autres. Mais autrement, nous n’avons aucune raison de nous soucier de leur bien-être. Nagel oppose que l’altruisme est une exigence rationnelle de l’action. Il nous est demandé, en tant qu’êtres rationnels, d’adopter un « point de vue impersonnel ». De la même manière que nous considérons tous les moments de notre vie d’égale importance (le présent comme le futur), de même ne nous devons pas considérer autrui comme moins important parce qu’il n’est pas moi. Cette différenciation ne repose pas sur une différence rationnelle. Du « point de vue impersonnel », on fait abstraction de ses particularités individuelles. L’égoïsme, ou toute autre discrimination de groupe, ne peut être fondé en raison. Si on a des raisons d’éviter la douleur, c’est parce que la douleur de n’importe qui doit être évitée, et non spécifiquement celle de quelqu’un. Mais le problème alors pour Nagel est d’expliquer pourquoi l’intérêt personnel n’est pas constamment submergé par des raisons extérieures. Si la douleur de quelqu’un impose à tous une exigence morale, alors la douleur d’une personne devient le problème de tout le monde.

(3) Le sentimentalisme : La troisième approche, inspirée par Hume, Smith et Schopenhauer, considère que la sympathie, la compassion et l’affection personnelle, plutôt que la raison impartiale, ont un rôle central dans la vie morale. Nous répondons naturellement et émotionnellement au bonheur et au malheur des autres, nous ne devons pas chercher des raisons de le faire. L’altruisme est une affaire de coeur plutôt que de raison. La compassion suscite une réaction qui n’a pas besoin d’autre justification, c’est déjà une réaction appropriée. Le sentiment a d’ailleurs une valeur en lui-même. Si face à la souffrance d’autrui on ne ressent rien et n’offre aucune aide, le défaut fondamental est l’indifférence, le défaut secondaire l’inaction qui en découle.

Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant reconnaît l’humanité du sentimentalisme, mais il affirme que le sentiment n’offre aucune motivation morale. Il n’y a aucun mérite moral à agir par inclination plutôt que par devoir. En agissant par compassion, ces personnes se soulagent, plutôt que de répondre à une règle morale. Kant imagine qu’une personne compatissante cesse de l’être, suite à un traumatisme. Cette personne n’est plus touchée par le sort des autres, mais elle continue des les aider, par devoir. Alors seulement, selon Kant, son action deviendra morale. Néanmoins, le point de vue de Kant est limité, car il y a de nombreux cas où aider les autres est admirables sans que ce soit un devoir moral. Une romancière qui offre une lecture publique pour des mal-voyants n’a pas cette obligation morale, elle agit par une inclination louable, elle consacre du temps sans que ce soit un devoir. Pour revient à l’expérience de pensée de la personne traumatisée devenue indifférente, il n’y a peut-être rien de mal à son indifférence, mais sa relation aux autres a été mise à mal. Si la romancière agissait sans amour de la littérature et des autres, elle ne pourrait pas communiquer cet amour. Sans sentiment, il y aurait un défaut moral.

Revenons aux thèses sentimentalistes. Premièrement, il semble effectivement que les sentiments ont une valeur indépendamment de l’action qu’ils motivent. Par exemple, nous devons nous soucier pour nos enfants, même si nous ne pouvons rien faire pour les aider. Il y a aussi des cas dans lesquels on devrait essayer de supprimer ses sentiments, comme c’est le cas de certains personnels médicaux face à de grandes souffrances, les sentiments pourraient les rendre inefficaces. À l’inverse, aider une personne de façon froide est dans de nombreuses situations incorrect. Deuxièmement, le sentimentalisme met le doigt sur une réalité humaine, à savoir que tout ne peut pas être traité par des règles générales. On ne tombe pas amoureux en appliquant un principe général. Néanmoins, il en faut quand même. Il serait absurde de suggérer qu’on devrait s’abstenir de torturer une personne si elle suscitait de l’empathie en nous. Troisièmement, on peut s’interroger sr la relation entre nos sentiments et l’altruisme en matière de charité. Si on donne pour la lutte contre le cancer, parce qu’un parent a été touché, néanmoins d’un point de vue utilitariste, donner à une autre cause pourrait produire plus de bien. En sens contraire, si les amitiés et les relations amoureuses ont une place importante dans nos vies, même si elles ne maximisent pas le bien, alors le sentiment peut être une base appropriée pour la charité (en sens contraire : Singer, 2015). Evidemment, cela ne signifie pas toujours que nos sentiments soient justes. Si j’ai le choix entre sauver une personne dont j’entends les cris et une multitude dont je n’entends pas les cris, mes sentiments me portent vers celle dont j’entends les cris, mais est-ce le plus juste ? Peut-être que le sentiment joue un rôle approprié dans un lien personnel durable, moins lorsqu’il s’agit d’une réaction éphémère aux cris d’un étranger.

(4) La charité chrétienne : La charité est une perfection de l’âme, à l’image de Dieu. Dieu est une personne qui aime sa création, les êtres humains. Lorsque nous aimons les autres pour eux-mêmes, nous imitons Dieu et exprimons notre amour pour lui (Anders Nygren, C.S. Lewis).

5. Compléments : études empiriques (Encyclo-Philo)

(1) Les raisons internes.

– L’empathie est l’une des sources de motivations à l’altruisme les plus connues. Il est possible d’améliorer ses compétences empathiques. Mais celle-ci a également des limites. Elle concerne surtout les membres de son groupe. Peut-être est-elle liée à une confusion entre sa propre identité et celle de la personne à aider. Elle peut aussi avoir pour effet de tétaniser et donc d’inhiber toute action efficace.

– Le sentiment d’attachement familial et le sentiment d’appartenance à un groupe. Ce sentiment est discriminant envers les autres groupes.

– Le sentiment de responsabilité, qui augmente avec l’implication émotionnelle, mais diminue avec la distance physique ou culturelle. Il tend également à diminuer en présence d’autres personnes potentiellement responsables.

– L’engagement envers un idéal (par exemple : égalité, équité, bien collectif, etc.).

– Le souci de réputation.

– L’attirance physique.

– Le conformisme : si tout le monde est altruiste (ou pense qu’on devrait l’être), je le serai aussi.

– La récompense psychologique liée à l’altruisme, ainsi que l’habitude.

(2) Les raisons externes

→ Il y a peut-être une explication évolutionniste. En s’occupant de leur progéniture, les parents renforcent la possibilité d’une transmission. Ce souci s’est ensuite étendu à des groupes plus larges. De même, dans une compétition entre groupes, les groupes solidaires ont plus de chance de se reproduire et de perdurer.

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