LES GRANDES ECOLES METAETHIQUES

La métaéthique est la discipline qui étudie les questions fondamentales de l’éthique. Par exemple : Que signifie le « bien » ? Existe-t-il des vérités morales ? Sont-elles objectives ou subjectives ? Comment peut-on les connaître ? Il y a cinq grandes écoles métaéthiques, qui chacune apporte sa propre réponse à ces questions : le naturalisme, l’intuitionnisme, la théorie de l’erreur, le subjectivisme et l’expressivisme. Je vous propose un petit aperçu de leurs idées.
1. Le naturalisme
Selon le naturalisme, les jugements moraux décrivent des faits objectifs naturels. L’utilitarisme de Mill, par exemple, est considéré comme un naturalisme, parce qu’il réduit le bien au plaisir ou au bonheur. Or le plaisir est un fait naturel. On peut en faire l’expérience empiriquement. Ce n’est ni abstrait, ni surnaturel. Il peut être examiné par une science comme la psychologie ou la sociologie.
La principale objection contre le naturalisme a été formulée par G.E. Moore. Il dénonce ce qu’il appelle « le sophisme naturaliste ». On ne peut pas réduire les propriétés morales à des propriétés naturelles. Le concept de « bien » est simple, c’est-à-dire irréductible et indéfinissable. Si quelqu’un affirme « le bien est le plaisir », on peut toujours demander : « Le bien est-il vraiment le plaisir ? » « Qu’est-ce qui fait que le bien est le plaisir ? » Une telle question est sensée, parce que le bien n’a pas été réellement défini, ce n’est qu’une identification contingente. C’est un postulat arbitraire. On pourrait le remplacer sans contradiction par un autre. C’est « l’argument de la question ouverte ».
2. L’intuitionnisme
Les intuitionnistes, dont G.E. Moore et W.D. Ross, pensent que les jugements moraux décrivent des faits objectifs non-naturels. Les vérités morales ne sont accessibles ni par l’expérience, ni par la démonstration, mais pas une sorte de sens moral, l’intuition. C’est au moins vrai pour les vérités morales fondamentales dont on peut reconnaître leur évidence.
Une objection classique contre l’intuitionnisme souligne le fait qu’il semble contradictoire avec l’existence de désaccords moraux. Si les vérités morales sont évidentes, pourquoi y a-t-il des désaccords moraux, y compris entre experts en philosophie morale, et même parmi les intuitionnistes ? Et comment de telles intuitions pourraient être vérifiées ? J.L. Mackie dénonce le caractère étrange de ce supposé sens moral. On peut se demander si ces prétendues intuitions ne seraient pas en réalité de simples convictions ou sentiments subjectifs.
Le dilemme du tramway, formulé initialement par Philippa Foot, montre combien nos intuitions peuvent être contradictoires. Imaginons un tramway hors de contrôle se dirigeant sur une voie sur laquelle travaillent cinq ouvrier. Ces derniers mourront, sauf si on dévie le tramway vers une autre voie sur laquelle ne travaille qu’un seul ouvrier. Que faut-il faire ? Intuitivement, on tend à répondre qu’il vaut mieux ne sacrifier qu’une seule vie. Dans une autre situation, on peut sauver la vie des cinq ouvrier en poussant d’un pont un homme corpulent afin qu’il bloque le tramway. Que faut-il faire ? Intuitivement, on tend à répondre qu’on ne peut pas sacrifier ainsi une personne. Ces deux réponses semblent indiquer que nos intuitions sont contradictoires. Et il faut ajouter que les intuitions face aux dilemmes moraux tendent à varier grandement selon les cultures.
3. La théorie de l’erreur
Les partisans de la théorie de l’erreur, dont notamment J.L. Mackie, pensent que tous les jugements moraux sont faux. Les jugements moraux prétendent décrire des faits moraux objectifs, or il n’en existe aucun. Mackie défend cette thèse en s’appuyant sur deux arguments.
D’une part, selon l’argument de la relativité, les désaccords moraux sont très importants, y compris parmi les experts en éthique, à un point qui dépasse considérablement les désaccords qu’on peut trouver dans les sciences, y compris les sciences humaines. S’il y avait des vérités morales objectives, on ne devrait pas trouver de tels désaccords. Les critiques considèrent que Mackie exagère l’ampleur des désaccords moraux. Mais on peut aussi répondre que presque toutes les questions philosophiques impliquent des désaccords profonds, même si leur reéalité est objective.
D’autre part, selon l’argument de l’étrangeté, les propriétés morales sont prescriptives. Elles nous disent ce qu’il faut faire. Or, depuis David Hume, on sait qu’on ne peut pas inférer ce qui doit être à partir de ce qui est. C’est ce qu’on appelle « la guillotine de Hume ». Une description factuelle nous indique ce qui est, pas ce qui doit être. Si factuellement les hommes battaient leur femme, cela ne prouverait pas que les hommes doivent battre leur femme. D’ailleurs, il arrive souvent que le devoir contredise les faits et appelle à leur changement. L’idée de faits prescriptifs est donc très étrange.
Il faut noter que la théorie de l’erreur n’implique pas l’amoralisme. Par exemple, les fictionnalistes, dont Richard Joyce, considèrent que même si la morale est objectivement fausse, on peut la considérer comme une fiction utile à suivre. On peut faire « comme si ».
4. Le subjectivisme
Le subjectivisme affirme que les jugements moraux décrivent des faits. Mais au lieu de décrire des faits objectifs, ils décrivent des faits subjectifs. Ils décrivent nos attitudes, nos émotions ou nos désirs et en dépendent. Selon une version classique, le subjectivisme individuel, l’affirmation « la solidarité est bonne » signifie seulement « j’approuve la solidarité ». C’est un jugement subjectif et relatif, comme le jugement de goût. Lorsque je dis que les brocolis sont bons, je ne décris pas objectivement les brocolis en eux-même, mais je parle de moi, je dis que j’en apprécie le goût.
Le subjectivisme fait l’objet de nombreuses objections, mais je dois avouer qu’elles me paraissent peu convaincantes. Par exemple, on peut reprocher au subjectivisme d’être incapable de reconnaître l’existence de devoirs que nous ne désirons pas accomplir. Mais un subjectiviste peut adhérer subjectivement à des principes généraux (comme le devoir de charité), sans en apprécier des applications particulières (comme le fait d’aider une personne désagréable).
Une autre objection reproche au subjectivisme d’être incapable de concevoir un jugement moral erroné, parce que sa seule condition de vérité est qu’il soit approuvé par son auteur. Pour la même raison, le subjectivisme serait incapable de progrès moral. Mais un subjectiviste peut répondre qu’une personne peut avoir des contradictions dans son éthique, et donc commettre des erreurs. Un progrès moral est concevable s’il consiste en une éthique plus cohérente.
Une objection plus sérieuse reproche au subjectivisme de permettre une inversion des valeurs de la part d’agents moraux mauvais. Si Hitler, Dark Vador ou le Diable affirme qu’il est moral de tuer ou de torturer certaines personnes, son jugement moral est vrai pour lui, à condition qu’il soit cohérent, puisqu’il l’approuve. Mais c’est une conséquence qu’un subjectiviste, comme Gilbert Harman, peut tout à fait assumer, ce n’est pas une contradiction.
L’objection la plus discutée est « le problème du désaccord ». Hitler dit vrai, lorsqu’il dit que tuer ou torturer certaines personnes est moral, à condition qu’il l’approuve lui-même. Mais je dis également vrai, si je dis que tuer ou torturer est immoral, si je le désapprouve. Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous avons tous les deux raison. Il n’y a pas de contradiction, parce que nous ne parlons pas du meurtre en soi, mais de normes morales qui ne valent que pour nous-mêmes. Il en va de même pour le goût, si Hitler aime les navets et pas moi, ce n’est pas contradictoire, puisqu’on ne parle pas des navets en eux-mêmes, mais de nos goûts. Nous avons donc tous les deux raisons. Il n’y a pas de contradiction, donc pas de désaccord, ce qui semble très contre-intuitif.
Mais les subjectivistes peuvent assumer le fait qu’il n’y ait pas de désaccord moral et invoquer à la place un conflit d’attitude : Hitler et moi-même n’avons pas la même attitude face au meurtre. Une autre solution consiste à adopter le relativisme de l’évaluateur formulé par Kolbel et McFarlane. Je peux très bien dire : « Selon ma propre éthique, le meurtre est immoral, Hitler a donc tord de mon point de vue ». Il y a donc bien un désaccord, conformément à ce qui semble être le cas.
Peut-être que quelque chose m’échappe, mais aucune de ces objections ne me paraît fatale. Avant de conclure sur le subjectivisme, je dois préciser qu’il en existe des variantes. C’est le cas par exemple de la théorie du commandement divin, qui est un subjectivisme absolutiste qui fonde la morale sur la volonté divine. Je pense que j’en parlerai dans une prochaine émission.
5. L’expressivisme
Selon les expressivistes, les jugements moraux ne décrivent aucune réalité, ni objective, ni subjective. Ils ne sont donc ni vrais, ni faux. Ils expriment seulement des attitudes. Il y a donc une différence avec le subjectivisme : le subjectiviste décrit son approbation, l’expressiviste se limite à l’exprimer. Il en va de même que l’affirmation « j’ai mal » a une valeur de vérité, mais la douleur elle-même n’en a pas.
On peut distinguer trois écoles expressivistes. D’après les émotivistes, dont A.J. Ayer, les jugements moraux expriment une émotion d’approbation ou d’aversion. « La solidarité est bonne » signifie « Hourra la solidarité ! » Et « Le meurtre est mauvais » signifie « Bouh le meurtre ! » D’après les prescriptivistes, dont R.M. Hare, les énoncés moraux sont des énoncés impératifs, des injonctions. « La solidarité est bonne » signifie « Sois solidaire ! » Et « Le meurtre est mauvais » signifie « Ne tue pas ! » Enfin, les quasi-réalises, dont Simon Blackburn, affirment que le langage moral à une valeur de vérité « déflationniste ». La vérité n’est plus ce qui correspond à la réalité, mais exprime seulement une adhésion. Répondre « c’est vrai » à l’affirmation « le meurtre est mal » ne décrit aucune réalité mais signifie seulement sa propre approbation.
La principale objection contre l’expressivisme est « le problème de l’enchâssement », aussi appelé « problème Frege-Geach ». Le fait est qu’on ne peut pas traduire tous les énoncés moraux en termes expressivistes, notamment ceux qui sont négatifs, interrogatifs ou conditionnels. Si je dis : « Manger de la viande n’est pas mal », « Est-il mal de manger de la viande ? » ou « Si manger de la viande est mal, alors manger du lapin est mal », je n’exprime dans aucun cas une émotion, puisque dans le premier cas il n’y a pas d’émotion, de le second je me demande s’il devrait y en avoir une, et dans le dernier cas je décris les implications s’il y en avait une. Or une émotion niée, possible ou hypothétique n’est pas une émotion, de même qu’une douleur hypothétique ne fait pas mal. Il en va de même pour les injonctions. Il semble donc que l’expressivisme soit incapable de rendre compte de la totalité du langage moral, s’il ne fait que de le traduire par des émotions ou des injonctions.
6. Conclusion
On peut regrouper ces cinq écoles métaéthiques en deux catégories. On peut distinguer les « réalistes » qui affirment l’existence de propriétés morales objectives, ce que font les naturalistes et les intuitionnistes. Et les « anti-réalistes » qui nient l’existence de propriétés morales objectives, comme c’est le cas des partisans de la théorie de l’erreur, du subjectivisme et de l’expressivisme. Personnellement, je me situe plutôt du côté des anti-réalistes, parce que je pense que les arguments penchent en leur faveur. Mais il m’est plus difficile de trancher entre les différentes écoles anti-réalistes.